samedi 1 janvier 2000

Lettre à N.Sarkozy, à propos de l'Etat-Civil des non-mentionnés "morts en déportation"

monsieur le prÉsident de la rÉpublique
Palais de l’Elysée
55 rue du Fg Saint-Honoré
75008 Paris

Objet : la Shoah au CM2 dans les écoles

Besançon, le 14 février 2008


Monsieur le Président de la République,

Une dépêche de l’AFP, relayée par un certain nombre de médias, m’a appris que lors du dîner annuel organisé récemment par le CRIF, vous avez annoncé que chaque année, à partir de la rentrée scolaire 2008, tous les enfants de CM2 se verront confier la mémoire d'un des 11 200 enfants français victimes de la Shoah.

Tout d’abord, permettez-moi d’apporter une rectification aux termes de la dépêche en question : il ne s’agit pas de « 11 000 enfants français victimes de la Shoah », mais de 11 200 enfants juifs, de nationalités diverses, déportés de France, ce qui est un peu différent.

Puisqu’il s’agit des enfants juifs déportés de France, permettez-moi, Monsieur le Président de la République, après m’être présentée brièvement, de vous adresser ces quelques lignes qui les concernent directement.

Je suis née à Paris en 1932, de parents français. J’ai six enfants et suis grand-mère de quinze petits-enfants. Mes parents ont été déportés en 1943 et 1944 et ne sont pas rentrés des camps nazis.

Depuis six ans, m’étant beaucoup investie dans divers travaux concernant la mémoire des déportés, j’ai été amenée à m’intéresser plus particulièrement au dossier des actes de décès des personnes non rentrées de déportation.

Je tiens à vous rappeler qu’à ce jour, moins de la moitié des 115 500 personnes disparues en déportation (toutes déportations confondues, déportation dite « raciale » et déportation dite « de répression ») ont fait l’objet d’un acte de décès, seul document officiel, en France, qui justifie du décès d’un citoyen. Par conséquent, aux yeux de la loi et du Code civil, toutes les autres personnes sont considérées comme toujours vivantes, quelles que soient les stèles, plaques du souvenir, commémorations, etc. qui existent.

En ce qui concerne plus particulièrement les 11 200 enfants, le pourcentage navrant confirmant la remarque ci-dessus est le même. Depuis des années, les réponses ministérielles que j’ai obtenues ont toujours fait état de la nécessité d’étudier minutieusement chaque dossier pour savoir si chaque personne avait bien droit à la mention « Mort en déportation » sur son acte de décès (lorsque celui-ci existe…). Soit.

Mais dans le cas des enfants, je ne pense pas qu’ils aient choisi d’aller travailler dans le cadre du STO… et il me semble que ce dossier-là au moins, celui des enfants, aurait dû être traité en priorité depuis quelques décennies.

À la fin du mois de janvier dernier, une stèle a été inaugurée à Paris (XVIIIe arrondissement) à la mémoire de « 90 tout-petits », c’est-à-dire des enfants de moins de six ans demeurant dans ce quartier. Vérification faite, 55 d’entre eux n’ont jamais fait l’objet d’un acte de décès. Ils ne sont donc pas morts, officiellement parlant. Ne pensez-vous pas que cette situation est quelque peu scandaleuse, soixante-trois ans après la fin de la guerre, et vingt-trois ans après la promulgation de la loi Badinter du 15 mai 1985 ?

Parmi les enfants dont le nom figure sur cette plaque, on relève celui d’André BLUMBERG. Il est né à Drancy, pendant l’internement de ses parents, le 17 juillet 1944. Il a été déporté à Auschwitz le 31 juillet suivant. Il est donc parmi les plus jeunes enfants juifs déportés de France, sinon le plus jeune. Alors que ce bébé a terminé sa courte existence dans des conditions que je préfère ne pas imaginer, il m’a fallu trois ans de démarches pour obtenir enfin, (en août dernier) que son acte de décès soit rectifié et rédigé décemment, en conformité avec le texte de la loi précité, sans laisser croire qu’il est mort dans son berceau, chez ses parents, comme le laissait entendre implicitement la rédaction du jugement déclaratif de son décès.

Il ne m’appartient pas de discuter du bien-fondé de votre initiative qui s’adresse aux élèves des classes de CM2 des écoles françaises. Je rappellerai tout d’abord que cette idée existe déjà depuis plusieurs années au sein de la communauté juive en Israël et aux États-Unis, dans le cadre d’un programme spécial s’adressant aux enfants qui préparent leur Bar-Mitzvah, à qui l’on offre une sorte de « jumelage » avec un enfant juif du même âge, à la mémoire duquel est dédiée leur Bar-Mitzva, en quelque sorte. Lorsqu’il existe une famille survivante, les échanges de courrier sont très émouvants.

D’autre part, il me semble que le dossier des actes de décès des personnes disparues en déportation, et plus particulièrement celui des 11 200 enfants juifs, devrait être traité avant de demander à des enfants des classes de CM2 de choisir un enfant juif pour rappeler sa mémoire, dans une liste d’enfants qui, aux yeux de la loi du pays que vous représentez, sont toujours en vie, en raison de la carence quelque peu scandaleuse des services administratifs français concernés, quels qu’ils soient.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très grande considération.


Eve Line Blum-Cherchevsky
Responsable de l’ouvrage « Nous sommes 900 Français »
dédié aux déportés du convoi 73


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